Flore Berligen est aujourd’hui directrice de l’association Triticum après avoir dirigé pendant plusieurs années l’association Zero Waste France. Elle est spécialiste des questions de gestion des déchets et des ressources et est l’autrice de plusieurs ouvrages et enquêtes qui interrogent sur les enjeux de la gestion des déchets et du recyclage. C’est sur ce sujet qu’elle a bien voulu répondre à nos questions :
- Pourriez vous synthétiser votre parcours et ce qui vous a amené à travailler sur ces questions de gestion des déchets ?
J’ai commencé à travailler quasiment juste après mes études pour le CNIID, le centre national d’information indépendante sur les déchets. J’ai travaillé en tout une dizaine d’années pour cette association. Sous ma direction, elle est devenue Zero Waste France : cette transition a permis d’afficher plus concrètement les objectifs de l’association, à savoir le militantisme en faveur du zéro déchet et contre le gaspillage alimentaire. En effet, l’association dépasse la gestion stricte des déchets pour s’attaquer à tous les gaspillages. Il s’agit d’agir sur toutes les consommations que l’on pourrait éviter, non seulement pour réduire le poids de nos poubelles, mais aussi et surtout pour réduire les consommations cachées. Par cela, j’entends notamment toutes les consommations liées au processus de production, qui ne sont pas visibles par le consommateur mais qui représentent jusqu’à 10 fois ou 100 fois plus que le poids du déchet final que l’utilisateur aura finalement entre ses mains.
- Depuis les années 60, dans les pays industrialisés, les déchets ont changé de nature et les quantités n’ont cessé d’augmenter. D’où viennent ces nouveaux flux de déchets ?
En effet, certains flux de déchets ont beaucoup augmenté. Cela concerne les emballages bien sûr, notamment les plastiques. Mais on note aussi une augmentation des textiles sanitaires tels que les couches bébés, les protections hygiéniques féminines ou des produits nouveaux comme les lingettes cosmétiques ou de nettoyage.
Les quantités de déchets d’équipements électriques et électroniques ont augmenté également. Il ne s’agit pas de produits jetables mais malheureusement la durée de vie est parfois réduite ou simplement trop courte.
Enfin, un autre type de flux qui ne cesse de croître : les vêtements et autres textiles. Cela a commencé avec le déploiement de la fast fashion dans les années 1990/2000. Depuis, n’ont cessé d’apparaître de nouveaux acteurs, on parle même maintenant d’ultra fast fashion, avec des sociétés qui ont pris le relais de la fast fashion.
- Quelles sont les principales problématiques liées aux emballages jetables selon vous ?
Les emballages se sont multipliés car l’usage unique a remplacé des objets auparavant réemployables. Les matériaux ont également changé : le plastique a rapidement remplacé le verre ou le carton.
Deux problèmes se posent alors. D’abord la surconsommation puisque le jetable induit une consommation de ressources pour une durée extrêmement limitée d’utilisation. Ce n’est pas un bon investissement de nos ressources, que ce soit en termes de matières premières, d’énergie ou d’eau.
Mais aussi la problématique liée à la recyclabilité. On peut considérer que l’on recycle assez bien le verre, le carton et le papier. Il ne faut pas penser que l’impact est neutre pour autant : il y des pertes de matière et, de nouveau, des processus de consommation d’énergie et d’eau. En ce qui concerne les plastiques, les processus de recyclage ne permettent qu’une recyclabilité partielle et certains types de plastiques ne se recyclent tout simplement pas, ou pas encore.
- Qu’est-ce que vous appelez « les effets pervers de la communication positive autour du recyclage » ?
Il faut garder en tête que le déchet même recyclable reste un déchet. Le geste de tri est indispensable mais il reste un acte d’abandon de déchet.
Une communication trop positive a des effets pervers en déculpabilisant complétement les industriels et les utilisateurs finaux. Cela masque le problème de la surconsommation. Or le recyclage ne saurait être une solution à cette surconsommation.
Je parle de choses qui sont très certainement involontaires : bien évidemment, ce n’est pas dans les objectifs des collectivités locales de masquer cette réalité. C’est pour encourager le geste de tri qu’elles en soulignent les bénéfices et non les limites. Mais pour certains acteurs, ces choix de communication sont beaucoup plus délibérés, notamment de la part de certains industriels qui souhaitent continuer de recourir au jetable et ne pas changer leur modèle.
- Vous encouragez plutôt à une réduction à la source. En quoi consiste cette approche ?
La réduction à la source correspond au 5 R : Rendre à la terre les déchets organiques (composter° Refuser les produits dont nous n’avons pas l’utilité, Réduire la consommation de biens, Réutiliser ce qui peut l’être et Recycler ce qui ne peut pas être réutilisé. Il faut les prendre dans le bon ordre c’est-à-dire en premier lieu limiter les consommations et la production de déchets. Ces recommandations correspondent également au respect de la hiérarchisation des modes de traitement des déchets qui est inscrite dans les lois européennes et françaises.
- Pour actionner des leviers d’action en faveur de la réduction des déchets, à quelle échelle est-il important d’agir ?
Il faut manier tous les leviers en même temps. L’individu peut faire énormément de choses mais si réduire sa production de déchets reste un parcours du combattant cela ne pourra jamais être généralisé. Il n’y a aucun intérêt à ce que 5% de la population arrivent au zéro déchet au prix d’efforts et d’investissements en temps énormes. Il vaut mieux que 95% de la population puissent réduire leurs déchets grâce à des dispositifs mis en place de manière collective. Il faut donc de bonnes articulations, et à mon sens, une législation contraignante et anticipatrice. Personnellement, je ne crois pas aux démarches complétement volontaires des entreprises. Ces stratégies sont trop souvent déployées pour contourner le problème et retarder l’adoption d’une règlementation plus contraignante. C’est souvent le cas des engagements du type « dans 10 ans, nous allons recycler X% de déchets ». Il s’agit de déclarations d’intention, qui se sont multipliées ses dernières années, et qui ne nous font pas progresser. Ces déclarations n’engagent que ceux qui y croient et uniquement les entreprises qui les ont faites, pas leurs concurrents. Il faut une réelle reprise en main de ces sujets par le législateur.
- Avez-vous des exemples de solutions, à l’échelle individuelle, avant même qu’entrent en jeu les questions de recyclabilité ?
Il faut se tourner vers des alternatives aux produits emballés. A mon sens, la chose la plus facile à faire, c’est de privilégier le marché plutôt que le supermarché, de faire ses courses avec son panier, ses sachets réutilisables. De plus, au marché, on a plus facilement l’occasion d’acheter directement au producteur et ainsi d’éviter tous les emballages intermédiaires. En effet, l’emballage s’est rendu indispensable par un allongement considérable des circuits de distribution. Si on rapproche le distributeur et le consommateur il y a moins d’étapes de stockage, moins de besoin de protéger le produit par du plastique ou des emballages supplémentaires. Et celui-ci est plus frais et c’est mieux pour votre santé et le goût.
Faire ses courses différemment est pour moi la stratégie numéro 1, et cela même si l’on n’a pas un magasin spécialiste du vrac à côté de chez soi, on a forcément un marché à proximité.
- Quels sont les impacts des plastiques dans l’environnement et pour la santé ?
Le plastique est particulièrement impactant parce qu’il ne se dégrade pas, et que sa production est très polluante. Néanmoins, l’ensemble des emballages pose un problème, pas uniquement le plastique, et plus globalement leur surconsommation. Le jour du dépassement à l’échelle mondiale, le 28 juillet dernier, en témoigne. Si tout le monde consommait comme un Français nous aurions besoin des ressources de 3 planètes. Bien sûr, ce n’est pas si simple que ça mais globalement cet ordre de grandeur nous donne un signal très clair : il faudrait réduire drastiquement notre consommation. Si l’on ne veut pas avoir à se priver de l’essentiel, des choses qui sont vraiment importantes pour nous et renoncer à toute forme de confort, il faut que l’on se pose la question de ce que l’on peut arriver à réduire au quotidien. L’une des marges de manœuvre les plus importantes que l’on ait est de réduire voire supprimer complètement les produits jetables utilisés au quotidien. C’est une réflexion plus large que la seule question du plastique.
- Depuis quelques années, on voit l’essor des bioplastiques et des plastiques recyclés : sont-ils la solution ?
C’est le même trompe l’œil que le recyclage, on donne l’impression que l’on est en train de résoudre le problème des plastiques, de gommer voir de rendre neutre les impacts, alors que cela reste une consommation de ressources, d’énergie, de transport pour une utilisation extrêmement limitée dans le temps.
Cela ne veut pas dire qu’il faut être contre ce type de matériel. Je ne suis pas forcément anti-plastique : je suis en premier lieu anti-usage unique. Le plastique est un matériau qui pose beaucoup de problèmes mais il peut avoir une utilité pour certains cas très précis où le plastique présente des bénéfices d’usages voir environnementaux intéressants. Mais ce nombre de cas est extrêmement limité : rien à voir avec l’utilisation que l’on en fait actuellement.
Le cas est similaire pour les bioplastiques, si cela peut servir de substitut à des usages précis vraiment indispensables, pourquoi pas. Mais absolument pas dans l’idée de remplacer tous nos emballages de boisson ou de nourriture : c’est une impasse.
- Au regard de votre expertise sur la gestion des déchets, comment voyez-vous l’évolution ? Le chemin à parcourir est-il encore long ?
Le chemin est encore long. Le plastique jetable commençait à avoir une mauvaise image notamment due à plusieurs séries de documentaires et de rapports. Au sein de l’association Zéro Waste France, nous avions vraiment mesuré cette prise de conscience générale avec une montée en puissance de ce sujet et une progression en termes de réglementation. Mais malheureusement, il y a eu un coup de frein avec la crise du COVID. Le plastique a été mis en avant comme étant le garant de l’hygiène et de la sécurité alimentaire. C’est complètement paradoxal de présenter le plastique à usage unique comme le garant de notre santé quand on connaît ses impacts sur l’environnement et en tant que perturbateur endocrinien.
Autre exemple : l’eau en bouteille est présentée comme étant plus propre que l’eau du robinet. Alors que, encore très récemment, l’association Agir pour l’Environnement a publié un rapport démontrant que l’eau minérale des bouteilles en plastiques était complètement contaminée par les particules de microplastiques et cela même dans l’eau que l’on donne pour les bébés. Ce type de discours est un retour en arrière. Même si cela n’annule pas les avancées qui avaient été faites en termes de prise de conscience.
En bref, de mon point de vue, les mesures prises ne vont pas assez vite. C’est la raison de mon livre « le recyclage, le grand enfumage » (2020 – Collection L’écopoche) : mettre les pieds dans le plat sur les questions de recyclage pour dire que cela ne suffit pas et que se concentrer sur cette solution peut même retarder d’autres avancées. Ce ne fut pas une décision facile de sortir ce livre. C’était risqué de critiquer le recyclage car évidemment cela présente un risque de décourager le geste de tri, ce qui n’est pas l’objectif. Mais face à l’urgence d’agir et d’arrêter de perdre du temps, il fallait porter un discours qui libère de la question du recyclage comme solution. Les plans pour améliorer le recyclage, sur 10 ans, 15 ans, ça va faire avancer d’un demi pas là ou il faudrait en parcourir 50. La prise de mesures doit être plus radicale.
- Comment est-ce que vous arrivez à rester optimiste pour l’avenir de la gestion des déchets ?
Il ne faut pas se poser trop cette question, ou pas quotidiennement en tout cas. Le meilleur moyen de rester optimiste est d’être dans l’action. En tout cas, ça a été ma stratégie à titre personnel jusqu’à présent. On peut avoir conscience que nos actions ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan, que cela ne suffira pas forcément et que le chemin est encore très long, mais quand à l’échelle personnelle et même collective, on se dit déjà qu’on ne contribue plus, ou beaucoup moins, à ce problème de surconsommation, cela permet de se sentir mieux. Il faut garder une certaine humilité par rapport aux enjeux environnementaux : à titre individuel, on ne peut pas les résoudre. On le pourrait à l’échelle collective ou à l’échelle de l’humanité, mais tout seul on n’a pas une grande marge de manœuvre. Néanmoins, on peut trouver de l’apaisement à ne pas contribuer au problème.